Ce rien de courant d'air qui fait qu'on a froid

 

(une pièce de Mustapha Kharmoudi)

 

 

Texte Lauréat du théâtre le Tarmac de la la Villette 2010.

Mise en lecture le 23 novembre 2010

metteur en scène : Alexandra Badéa

Comédiens : Corentin Koskas et Criss Niangouna

 

 

EXTRAIT

 

(...)

 

Le jeune :

 

écoutez, je crois qu’il vaudrait mieux qu’on lie pas ce qui vous arrive à vous ce qui m’arrive à moi, c’est mieux qu’on dise aux flics que c’est deux choses différentes, et que ça serait bien qu’ils traitent chacune à part ; ouais, comme ça chacun de nous se défendra avec ses armes à lui, sans être parasité par l’autre ; vous, de votre côté, vous ferez ce que vous voulez pour pas mettre à mal votre âge, et moi, mes miennes d’armes ça sera de leur crier dessus que j’aime bien baiser leurs filles et leurs femmes, et que je le fais tout le temps à cause que je les croise souvent de nuit à traîner leur cul sur les quais à la recherche de jeunes étalons, d’étalons exotiques comme moi ; ou même en plein jour si jamais le désir d’être montées pousse leurs seins et leurs cuisses de putes jusque dans ma rue ; et ça, croyez-moi, ça les met à coups sûrs en rage, en pétards, et alors moi je prends mon pied à voir comment ils s’y mettent pour me la faire boucler ;

quand je leur cause ainsi, c’est drôle, on dirait que c’est pour de vrai que je viens de les faire cocus, vous pouvez pas imaginer leurs souffrances face à ce foutu volcan d’injures qui explosent du fin fond de ma race ;

mais le pire du pire, je le connais bien monsieur, je le connais à fond ; mais en général je fais gaffe à jamais le dire, sauf quand ils me font vraiment trop mal : ouais,  parfois la douleur est trop forte, elle dépasse tout ce que je peux supporter, et du coup les mots ils débordent de ma gorge tout seuls, sans permission, comme tout un vomi de cuite : rien que ma gorge toute seule elle leur hurle à la gueule que je finirai bien un jour ou l’autre par épouser la fille de l’un d’eux, la fille d’un flic quoi, et que je ferai de lui le grand-père d’un petit diablotin avec une gueule d’étranger comme la mienne, rien que pour que ses connards de collègues le tabassent ;

et ça, croyez-moi, ça les met dans un état pas possible, je le sais à cause que, du coup, ils font péter les frontières de la violence ordinaire pour jouer aux barbares qu’ils sont restés au fond d’eux-mêmes ; vous vous rendez compte, on dirait qu’ils préfèrent mille fois que je viole une à une leurs filles, plutôt qu’une seule d’entre elles se donne par amour à un gars de ma race, ou encore pire, qu’elle leur fasse un petit métisse dans le dos ;

ouais, vous voyez comme je sais me défendre, j’ai en moi ce qu’il faut de rage pour vaincre la peur qu’ils voudraient graver sur mon visage et dans mon regard ;

 

Le vieux :

 

je comprends ta révolte, je la comprends parce que j’ai été exilé à une époque très lointaine, mais dont je me souviens encore comme si c’était hier ; je n’en ai peut-être pas conservé grand-chose, à part ceci : quand on a été exilé, on reste toute sa vie sensible aux plus petites variations de la société, surtout pendant les périodes où la société penche du côté des restrictions, du côté de la bêtise et de l’animosité ; oui, l’exilé c’est celui qui se tient le plus proche de l’entrée – ou de la sortie, cela revient au même –, alors forcément il est le premier à sentir ce rien de courant d’air qui fait qu’on a froid même dans une salle chauffée ;

mais je sais aussi, je sais surtout que rien en soi ne condamne un homme à rester indéfiniment étranger ; j’en suis la preuve, ou du moins une illustration, oui, c’est plus juste de parler de simple illustration, car il est hautement improbable qu’il y ait jamais la moindre preuve - j’entends preuve définitive – concernant le genre humain : il suffit, par exemple, que quelqu’un affirme avoir prouvé que nous marchons trop vite pour qu’aussitôt certains ralentissent le pas, juste pour le contredire ;

oh là là, mais où est-ce que je vais avec toutes ces élucubrations, c’est encore mon cerveau qui part en couilles si je peux me permettre cet écart de langage au point où nous en sommes ; vois-tu, j’ai beau connaître mon cerveau, il ne cesse de m’étonner : parfois il s’arc-boute sur une idée d’une splendide inutilité, et le voilà qui la ronge et la ronge sans cesse, comme si ma vie en dépendait, comme si s’en détourner le ferait à son tour tomber en ruine ; ce sont des obsessions qui nous viennent de loin sans doute, et qui deviennent terribles avec l’âge ; oui, plus on est vieux et plus cet état de choses empire ;

dans mon cas présent, s’y rajoute en plus quelque chose de risible : on dit que notre état de rêverie peut s’aggraver par manque de potassium, tu te rends compte comme c’est débile qu’une telle perfection qu’est notre cerveau puisse dérailler rien qu’à cause de quelques millièmes de milligrammes ;

en tous cas, moi, tant que je n’ai pas pris mes médicaments du soir, je suis incapable de me concentrer, alors je me contente de lire de la poésie, ça vient peut-être tout bêtement de là, la poésie, d’un manque de ces éléments invisibles qui ont pour fonction de maintenir le cerveau en équilibre et de l’empêcher de divaguer avec ou sans rimes ; à la réflexion ce n’est pas étonnant que les poètes deviennent fous ;

enfin excuse-moi pour tout ce cafouillage ridicule, surtout quand c’est pour dire une chose simple qui devrait tenir en quelques mots : c’était quoi déjà, oh, fichu cerveau, fichu potassium, je ne sais plus ce que je voulais dire, bon ; ah oui, ça y est : je voulais simplement dire que je comprends ta révolte, et que je suis décidé à aller jusqu’au bout de cette aventure pour te soutenir ; oui, il est probable que, tant que je suis à tes côtés, ils n’oseront pas te malmener ; on verra,

 

Le jeune :

 

non monsieur, je crois pas que vous pigiez un seul cheveu de ma vie, pas un seul mot de ce que je dis ; si vous voulez piger quelque chose à ce putain de monde, il faudrait commencer pour voir combien ça crève les yeux que ce pays de vieux il veut pas de ses jeunes, alors qu’il aille se faire foutre, je le laisse à ses vieux, qu’ils l’emportent avec eux dans leurs tombes ; moi non plus j’en veux plus, j’ai plus du tout envie d’être d’ici ; dans ma tête déjà je me sens d’un autre pays, d’un foutu pays où vivent rien que des gens comme moi, des gens de ma race comme ils disent les flics ; mais un pays qui existe pas en vrai, c’est surtout pas le pays des parents, non, mon nouveau pays à moi il est juste là dans ma tête, et je sais ce que j’en fais ;

je sais ce que j’en ferai le moment venu : je brûlerai tout sur mon passage, je serai une de ces tornades de fin de monde, une nuée de sauterelles qui ravagera toutes les vallées bien tondues de ce pays de merde, où je suis censé vivre, mais où je peux jamais mettre les pieds ailleurs que dans mon quartier bidon, condamné à survivre au milieu des ordures qui s’entassent à cause que les éboueurs de merde ils veulent plus nettoyer nos rues soi-disant les jeunes comme moi on les agresse tout le temps ;

c’est là-dedans que je moisis, moi monsieur, et ils veulent que j’en sorte jamais, que j’aille jamais salir leurs beaux quartiers vides à mourir, vides de toute jeunesse, vides de toute vie et de toute joie ; je le sais : à chaque fois que je tente une petite virée incognito dans un de ces quartiers interdits, même leurs chiens ils ont la trouille de moi : quand je les croise, ils aboient très fort ; mais en vrai, c’est les vieux qu’ils tirent qui aboient après moi par la gueule de leur chien, la preuve c’est qu’ils se fâchent quand que je traite leur chien de fils de chien ;

 

(...)

 


 

 

 

 

 

retour