Chroniques bisontines
Elle
boxe elle danse elle foot elle coud
et elle ne cesse jamais de parler
Fin de journée studieuse. Je suis
allé au Marulaz pour me détendre. Je me
suis installé à l'écart et sirotais
tranquillement mon verre de vin rouge-bio-que-paraît-il-je-devais-absolument-goûter-n'est-ce-pas.
Le bistrot était comme à son habitude:
joyeusement plein.
Perpétuelle agora.
J'ai vite plongé dans ma lecture,
histoire de signifier que je voulais
rester seul. Pour d'abord décompresser.
Mais on ne peut jamais être seul au Marulaz: il y a toujours ces-amis-artistes-peintres-musiciens-poètes-chanteurs-intermittents-du-spectacle-en-fin-de-droit qui viennent
te déranger. Pour toujours faire don
de quelque chose d'eux: un regard, une voix,
une tendresse.
Un poème parfois.
Ou une confidence.
On les dirait payés pour tenir une
permanence au bar, rien que pour nous émouvoir
de leur âme généreuse.
Ah...
Et pis encore, je lisais Rue des
Boutiques Obscures, de Patrick
Modiano. Je devrais dire de l'obscur
Modiano. A chaque incursion
d'intermittent, vrai ou faux, il me fallait reprendre
toute la page.
Chose rare, je n'avais rien à faire de
ma soirée. Alors je traînais en
attendant l'heure de manger ce
Chili-con-carné-qu'il-fallait-absolument-que-je-goûte-voyons-voyons...
Il y avait à côté de moi un type
sympathique, mais au visage fatigué.
Tout à l'heure, nous nous sommes
contentés
d'un sourire et d'un vague hochement de
tête quand j'ai voulu prendre la chaise
pour m'écarter. Je ne le dérangeais pas
et il ne me dérangeait pas. Je lisais
avec peine. Il lisait en tournant
fiévreusement les pages. J'ai pensé à un
comédien qui vérifiait son texte avant
une représentation.
Soudain une dame a surgi avec fracas.
Traînant derrière elle une petite
fille au regard plein d'énergie, qui s'est
aussitôt attelée à faire son travail de
petite fille : gesticuler en tous sens.
La dame était
belle. Mais de ces beautés qui ont
survécu à des épreuves. Que la rudesse
de la vie - leur vie - n'a fait que les
bonifier pour solde de tous comptes. Comme ces
plantes qui font craquer le macadam pour
se hisser vers le ciel.
Elle s'est adressée à mon voisin de
table comme si elle le connaissait. Mais
lui il montrait une petite gêne. Elle a
dû s'expliquer, en tornade :
- C'est à moi que t'as écrit sur Facebook...
J'ai souri au fond de moi, car il
m'arrive aussi d'affronter rudement de
telles situations, avec des personnes
qui ne comprennent pas que l'amitié
facebook n'autorise pas forcément une
telle proximité.
Et comme elle parlait
sans cesse, je me suis excusé auprès de
l'obscur Modiano en lui demandant d'en
rester là pour ce jour. J'ai tout de
même gardé la page ouverte, pour ne pas
laisser transparaître que cette
fougueuse et belle tornade m'emportait
aussi.
Mais très vite, pendant que mon corps
s'efforçait de jouer au chêne immobile,
mes esprits, eux, se laissaient balloter
tels des roseaux.
Quand elle a fini une longue
explication, l'homme a dit d'une voix
vaincue :
- Et y a une photo de toi sur facebook ?
J'ai immédiatement saisi son dilemme.
Comment n'a-t-il pas déjà repéré une
telle beauté ? Elle répond, majestueuse:
- Oui, mais une ancienne photo et
j'étais en blonde... ha ha..
Il fixe stupidement ses cheveux. Et je
vous le donne en mille : tout comme moi
il est incapable de dire quelle est leur
couleur actuelle.
Je bois du petit lait en sirotant ce vin
bio-comment-déjà-mais-si-délicieux.
C'était étrange : j'éprouvais de la
sympathie pour ce type-là, mais en même
temps j'avais envie qu'il soit rudement
malmené.
Et ça n'a pas raté.
Elle s'est assise, et il a sagement
rangé son livre. Du coup moi aussi j'ai rangé
Modiano, pour me rendre
disponible à cent pour cent.
Elle a donné son portable à sa fille qui
a plongé dans un jeu bruyant.
Et vas-y donc pour une bonne heure.
Je ne sais plus par quoi elle a
commencé, mais à mon avis elle a dû
commencer par tous les points à la fois.
L'homme essayait de suivre, d'autant que
j'ai vite perdu pied et que je comptais
sur lui pour identifier les étapes et
classer la discussion par thème. Il a
fait ce qu'il a pu, le pauvre, mais il a
pu si peu.
- Et c'est quand que tu as bossé pour la pub, tu dis ?
- Ben quand j'ai arrêté mes études pour faire de la boxe...
- Ah t'as fait de la boxe ?
- Ben ouais, y a pas mal de boxeurs et d'entraîneurs dans la
famille...
- Et c'est l'un d'eux qui t'a entraînée ?
- Nooon !
Là je n'ai pas pu m'empêcher de lever
les yeux. Il faisait peine à voir,
pff... mais quand même je trouvais ça
plaisant : qu'est-ce qu'il va pouvoir
ajouter?
Rien. Il n'a rien dit. Mais en même
temps il savait qu'il devait se
reprendre au plus vite. Sinon elle
allait profiter de la brèche ouverte
pour entamer une nouvelle phase de sa
longue dissertation.
A défaut d'élocution, il s'est mis à
bafouiller :
- Euh... euh... euh...
Elle a écarquillé les yeux avec
impatience. Ce qui l'a obligé à foncer
dans le tas:
- Euh... si tu fais de la boxe parce que dans la famille il y a...
- Ah non, t'y es pas. Moi j'ai fait de la boxe anglaise...
J'ai écrasé un rire de justesse. Il
s'est retourné vers moi. Je ne savais
pas ce que son malheureux regard
exprimait au juste. Me traitait-il de
connard ou me suppliait-il de lui venir
en aide.
Je me suis détourné de lui, j'ai fixé le
mur. Mon regard s'est posé vicieusement
sur le nu qui trônait sur le mur du
fond. Il y a toujours une belle expo au
Marulaz. J'ai vu de biais qu'il a hoché
la tête. Il a dû entendre ma
pensée silencieuse: débrouille-toi mon
vieux moi j'ai déjà donné dans ce genre,
et même pire des fois !
- Donc t'as fait de la boxe mais pas avec tes cousins...
- Ben non, c'était avec un entraîneur du Haut-Doubs...
- Du Haut-Doubs ?
J'imaginais ses globules sur le point de
tomber par terre.
- Ouais ! Je suis allé vivre avec lui là-bas...
- Avec lui ?
Je n'osais plus me tourner vers eux.
Mais j'étais certain qu'ils étaient
tombés et qu'il devait souffrir à les
retrouver à l'aveugle pour les remettre
à leur place.
Il souffrait, je jubilais.
Je sais, je sais que ça ne se fait pas,
mais mettez-vous à ma place. C'est comme
quand on voit quelqu'un se casser la
figure à cause du verglas. Ah là, du
coup ça vous
fait rire, vous ? Pff...
- Et t'as laissé tomber la pub pour ça ?
- Mais non, c'était une Boîte suisse...
- Une boîte suisse ?
- Ben ouiii, y a une filiale à Pontarlier. Y a toujours des filiales
suisses dans le Haut-Doubs. Sinon y
feraient comment les Suisses ?
Il a abandonné la filière suisse
sur-le-champ.
- Et t'as fait une carrière de boxe, donc ?
- Oui... championnat de France et tout et tout... j'ai même été
qualifiée pour le championnat
d'Europe....
- Et tu l'as fait ?
- Non, j'étais trop passionnée par la danse...
- Le hip hop?
- Noon ! La danse orientale... j'ai même donné des cours...
A coup sûr elle était en partance pour
au moins une demi-heure de tchatche sur
la dans orientale. Purée! Il m'a fallu
d'urgence inspirer et expirer
profondément. Lui aussi.
Heureusement que sa fille a épuisé la
charge du portable. Ça l'a obligée à
fouiller dans son sac pour en sortir le
cable, puis à chercher une prise aux
quatre murs. C'était là-bas. Elle a eu
du mal avec la prise, si bien que le
patron est venu l'aider.
Tout comme moi, il fallait une pause à
mon voisin pour classer le peu que nous
avions tous deux retenus. Il en avait
besoin. J'en avais besoin aussi. Je
comptais absolument sur lui pour faire
une synthèse avant la suite, car il
était certain que plusieurs suites
faisaient la queue.
Elle a installé sa fille, et est revenue
dare-dare. Dommage, la petite nous était
d'un bon secours.
Tout de même le sang lui est revenu
aux joues. Je parle de mon voisin. Et
sans doute aux miennes aussi. Mais bon,
moi je n'étais pas - heureusement – dans
la ligne de feu. Elle a attaqué franco de
port:
- Où j'en étais ?
- Je sais pas...
Ah le bougre, il n'a rien fait. Il est
resté dans le noir, et m'y a laissé
aussi.
Il semblait transpirer, en tout cas moi
c'était certain, je sentais de la sueur
froide couler le long de mon dos. Il a fini par
trouver un nouvel angle d'attaque:
- Donc tu habites dans le Haut-Doubs ?
- Mais non !
Ah la grosse ficelle. Pff...
Heureusement que j'avais mis mes écouteurs
pour feindre de regarder une vidéo. J'ai
pouffé de rire en rapprochant mon
portable de mes yeux.
Grossière simulation, et alors?
Mais je le savais qui avait compris. Il a ri
aussi en me regardant. Et il s'est
hasardé :
- A Besançon alors ?
Elle a dit oui. Un grand oui. Toute joyeuse.
Elle a ajouté qu'elle adorait Besançon,
sa ville natale. Et j'ai répété son
grand oui dans ma tête, tout joyeux à
mon tour.
- Et tu continues la danse ici ?
Il a parlé d'une voix démagogique. Dans
le genre : ouais je m'inscrirais bien à
ton
cours.
- Mais noon !
Et toc!
Il a tremblé de tout son corps, et c'est
la chaise qui l'a trahi. Elle l'a
achevé:
- Non, là, je reprends ma passion d'avant. Je veux organiser un
défilé de mode.
Il avait tout faux, et c'était bien fait
pour sa gueule.
C'était mieux que je ne regarde pas,
mais je n'ai pas pu m'en empêcher. J'ai
ressenti toute sa peine. Puis soudain je
me suis demandé pourquoi il n'avait pas
révisé sa leçon avant de la rencontrer.
J'ai râlé dans ma tête: Ah ces
mecs qui croient qu'on peut séduire une
blonde avec des bouts de rien. Ou avec
des blagues connes à vomir, comme
l'autre, l'autre soir. Et du coup, j'ai
ressenti du mépris pour lui. Comme pour
l'autre, l'autre soir.
La petite fille est revenue, il fallait
aller la doucher et lui donner à manger.
Sans plus tarder. Et la coucher.
Ouf!
Moi-même j'ai ressenti un besoin
pressant de prendre une
bonne douche.
Mais voilà l'autre qui ne lâchait pas le
morceau:
- On se voit dimanche ?
- Non, dimanche j'arbitre un match de foot. C'est mon nouveau job..
MK, Le Marulaz, octobre 2018
Photo MK (le Nu est au fond)
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